Métro, boulot, dodo : pour nombre de nos semblables, la vie quotidienne est réglée comme du papier à musique, soumise aux règles dominantes – acceptées ou intériorisées – du salariat et du crédit et au rythme des sonneries (réveil, téléphone, timbre de la pause au lycée comme à l’usine, micro-ondes, métro, etc.). Et il n’est pas étonnant qu’une majorité consomme les vacances comme elle vit : à un rythme anti-biologique, montre en main. D’autres, pourtant, préfèrent à cette frénésie « le luxe de la lenteur » et choisissent de voyager à vélo, pendant quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois. Un article de Mikaël, responsable éditorial de Voyageurs du Net.
L’alternance du travail et des congés payés a été et demeure encore pour beaucoup le rythme ordinaire d’une année. La précarisation de l’emploi, pourtant, est en train de changer peu à peu le rapport des jeunes et des moins jeunes au travail, à l’épargne pour une retraite qui ne cesse de se faire plus hypothétique, le CDI cessant d’être la norme. L’obscénité du capitalisme financier et une certaine forme d’écœurement à l’endroit du consumérisme et de la publicité ont, chez beaucoup, conduit à une distanciation des mythes du capitalisme avancé… et à la conclusion qu’après tout, trimer 40 ans de sa vie dans un même travail pour une retraite qu’ils ne toucheront probablement pas, ne vaut sans doute pas la peine et qu’il y a mieux à faire de sa vie que repousser les rêves aux calendes. C’est ainsi que certains choisissent de partir à vélo pour quelques jours, quelques semaines et parfois bien plus.
La rupture n’est sans doute pas totale, mais souvent pondérée : alternent les périodes de travail et les périodes de voyage. Mais pas un voyage consommé à la va-vite : l’objectif est de ressentir la durée, de redécouvrir le « luxe de la lenteur », de retrouver l’émerveillement naïf face aux choses simples, tandis que les « experts » médiatiques ne cessent de vanter la « complexité »… et que l’épithète « simple » qualifie volontiers un idiot.
Pour Bertrand Scaramal, cyclo-voyageur patenté et animateur du blog « Le Braquet de la Liberté », voyager à vélo implique forcément de laisser place à l’imprévu, à l’improvisation, car « la surprise et l’émerveillement peuvent venir de partout en voyage et surtout hors zone touristique. Je n’ai pas gardé un seul souvenir marquant de tout ce que j’ai pu visiter de touristique, parce que déjà vu mille fois en photo, parce que le lieu est dénaturé par la masse de touristes et parce que trop souvent superficiel. Ce que j’aime c’est ces sourires chaleureux perdus dans les montagnes du Sichuan, c’est ses gosses sur-énergiques qui viennent me taper dans la main avec de grands « hello » au Laos, c’est cette vue magique qui vient récompenser mes efforts au sommet d’un col, c’est contempler les étoiles par la moustiquaire de ma tente après une belle journée de vélo… tous ses détails à quoi on ne prête plus forcément attention au quotidien, qui font le charme du voyage et dont les zones touristiques nous privent » (source : « Pourquoi voyager à vélo ? »).
« Le meilleur moyen de transport »
Joffrey Nanquette, lui aussi est amateur du cyclotourisme. Pour lui, qui a voyagé en France, en Espagne, a parcouru l’Amérique du Sud sur un vélo-triplette, ainsi que le Mexique et l’Amérique centrale (Guatémala, Salvador) « le vélo est le meilleur moyen de transport parce que tu as le temps de profiter du paysage, de t’arrêter quand tu veux ; [il] permet de s’approprier le lieu ».
Marion Martineau et Virgile Charlot sont eux aussi adeptes du vélo. À l’été 2013, ils se rendent en Alaska, d’où ils partent pour rallier… Ushuaia, soit un voyage nord-sud à travers les Amériques, qu’ils racontent sur leur blog Pignons Voyageurs. Rencontrés alors qu’ils étaient de passage, au tiers de ce très long voyage, au Guatémala, ils confirment ce rapport au temps forcément alenti, cet aspect « minimaliste » qu’induit le voyage à vélo, cet émerveillement face aux petites choses du quotidien, soudain exaucé à une poésie d’éclats, de choses simples et fulgurantes comme un haïku. « Il y a aussi des rencontres qui nous marquent. Stan, par exemple, un mec qui voyageait à cheval dans les montagnes, qui a commencé à nous lire des textes qu’il écrivait… Dans la montagne ! On ne s’y attendait pas. Des pêcheurs à la mouche, aussi. Parfois, on a des instants de grâce, de lévitation, au hasard des rencontres sur notre chemin », évalue Virgile. Quant à Marion, elle se souvient : « un matin où nous campions en Basse-Californie sur une plage de sable noir, nous nous sommes levés très tôt, réveillés par la lumière. On a observé le ballet des pêcheurs avec leurs filets. Pour eux, c’est leur quotidien, mais pour nous qui les observions, c’était super beau ».
C’est le même verdict qu’énonce Bertrand : « Voyager à vélo, c’est goûter au plaisir intense de la simplicité. C’est éliminer le superflu, c’est se détacher des contraintes matérielles, (…) c’est également se détacher des contraintes temporelles. C’est apprendre à prendre le temps. C’est stopper cette course effrénée contre le temps, car à vélo, vous prenez conscience que vous ne gagnerez pas. Vous vivez pleinement l’instant présent (…). Lorsque arrive l’heure du bivouac, le voyage à vélo se sublime. Aucun hôtel ne vous offrira jamais le luxe absolu d’une nuit étoilée, seul au milieu de l’univers. Un luxe qui n’a pas de prix. Et là est le principal avantage du voyage à vélo, ce qui le rend humain : il est accessible à « toutes » les bourses et à « toutes » les conditions physiques… Pour peu que l’on en ait l’esprit ! »
Le voyage à vélo n’est, certes, pas tout rose : c’est ce que raconte Enzo Schyns, se souvenant de cette galère infernale au qu’il a vécu au Paso Río Mayer, aux confins de la Patagonie chilienne et argentine, lors d’une traversée de l’Amérique du Sud de Quito à Ushuaia : « on en a bavé ! Nous avons zigzagué entre tourbières marécageuses, buissons tellement épineux que l’on aurait pu y crucifier mille Christs et talus que nous devions passer en développant une force que nous ne nous connaissions même pas ». Mais cette galère, davantage due à de fâcheux imprévus qu’à un itinéraire mal pensé, ne l’a pas empêché de fonder, avec sa compagne de galère (et compagne tout court) Corinne Le Fèbre, l’agence de voyage à vélo Cyclocosmos, qui emmène les cyclovoyageurs sur les routes de l’Amérique du Sud.
Voyager à vélo, c’est surtout échapper aux « lieux communs » du tourisme. Bertrand se souvient par exemple de son voyage en Thaïlande, où « [d]es bus bondés de touristes faisaient la jonction Krabi-Bangkok via une nationale des plus ennuyeuses entre deux champs de palmes, alors qu’à dix kilomètres seulement se trouvait une route magique le long de la côte. Cocotiers, plages de sable blanc, eau turquoise, petits villages de pêcheurs et… zéro touriste, si ce n’est quelques voyageurs à vélo ».
Quelle plus belle métaphore des enchantements du voyage à vélo ? Et si le cyclotourisme, au fond, c’était simplement réapprendre à respirer, écouter son corps… et ses envies authentiquement singulières, au lieu du prêt-à-consommer de l’industrie touristique ?